Par Alain Deneault
Un grésillement agaçant parasite le son provenant d’un moniteur trop petit au regard de la salle. On est au Palais de Justice de Percé, où désormais les audiences se font par vidéoconférences. Qui réfléchit encore aux conséquences des budgets d’austérité? Les gens loin des centres de décisions certainement, car ils font les premiers l’objet de la négligence d’État. Jadis le juge était haut perché, il est maintenant loin. Très loin. La partie en présence à Québec a l’avantage non négligeable de pouvoir aborder physiquement le juge tandis que l’appareil médiatisant la présence de justiciables gaspésiens ne leur donne pas le même aplomb. À l’évidence, il y a inégalité de traitement, mais l’institution judiciaire se soucie-t-elle encore de ce qui tombe sous le sens?
Le président de séance, le juge Jean-Rock Landry, ne présente aucune excuse pour les ennuis techniques et ne semble éprouver aucune honte quant aux dysfonctionnements technique de l’institution qu’il représente. Il contraint même le justiciable de Gaspé à hurler pour se faire entendre, ou à s’abaisser littéralement pour parler dans un micro qu’il doit presque insérer dans sa bouche. Tout au plus changera-t-on de salle un peu plus tard, beaucoup trop tard.
Même pour quelqu’un qui connaît le droit, le juge est incompréhensible. La phrase la plus simple semble dominer son esprit, incapable ni de tension ni de souplesse. Son manque de vocabulaire est impressionnant. Il s’interrompt lui-même au milieu des phrases pourtant les plus courantes, par incapacité de les terminer, ou pour leur consacrer un air de gravité qu’elles ne sauraient avoir. On finit mentalement par les terminer toutes pour lui. Son idéal de moi, construit à même une institution aussi vieillotte que névrotique, l’écrase. Il n’en a pas les moyens. C’est en marmonnant qu’il énonce des règles de droit. Et quel désagrément ne dissimule-t-il pas à l’idée de voir devant lui un justiciable visé par une requête du Procureur Général du Québec se représenter lui-même. C’est avec un avocat qu’il veut traiter de quincaillerie judiciaire et non avec un militant qu’il veut causer de justice. Aussi, est-ce pour l’humilier perversement qu’il écorche continuellement le nom de l’intéressé? Ce Pascal Euh… si emcombrant.
Pascal Bergeron, dont il s’agit, et non Bérubé comme il se fera aussi appelé à tort, est administrateur et porte-parole de l’Association Environnement Vert Plus, un groupe écologiste gaspésien. Ce groupe n’a pas droit de cité dans le cadre de la procédure car, comme entité, il ne se fait représenter par aucun avocat. Or, une entité ne peut se voir représentée que par un avocat. Toutefois, la requête vise aussi à titre personnel Monsieur Bergeron, un nom que cherche manifestement à oublier le juge et qu’il souhaiterait manifestement voir absent de la requête. Car un particulier peut se représenter seul, au contraire d’une entité. Pascal Bergeron a donc droit à la parole puisqu’il est cité tel quel. Les avocats du gouvernement du Québec ont malhabilement choisis de le nommer, plutôt que de s’en tenir à la seule organisation qui l’a désigné comme porte-parole. Si c’eût été le cas, seul un avocat eût été en mesure de se manifester dans le cadre de la procédure.
Que demandent les autorités publiques relativement à cette association ainsi qu’à ce particulier? On s’enfonce un peu plus dans l’absurde : il est question d’une requête provisoire visant à interdire la tenue d’une formation en désobéissance civile sur un site appartenant à la couronne, non loin de Gaspé. Sur ce site est érigé le Camp de la rivière, un lieu de veille militante visant à suivre les activités controversées de la société Junex, qui y a entrepris de redoutables forages en vue d’y extraire du pétrole. L’essentiel des fonds mis en jeu proviennent de l’État alors que la société elle-même doute de la pertinence du site dans ses textes officiels. Mais pourquoi se priver des 14 millions que les autorités publiques mettent entre les mains de ses administrateurs? Exagère-t-on en se disant que ces forages explorateurs, en eux-mêmes destructeurs, ne sont qu’un prétexte pour se répartir la manne à laquelle accède les gens de bien, une classe dont Monsieur le juge doit se sentir idéologiquement plus proche que celle de, euh… Pascal Euh… L’injonction table sur une prémisse : cette occupation est illégale, et il ne faudrait pas, en plus de la tolérer, admettre qu’il soit question, même sur un plan strictement pédagogique, de désobéissance civile. En fait, la requête a déjà été admise jusqu’au 7 juin, et comme les procédures durent sur le fond du dossier, pour statuer sur la présence de ces campeurs politisés, l’État souhaite que l’injonction soit renouvelée de façon à empêcher à quiconque au-delà de cette date de professer en plein site sur ce thème de la « désobéissance civile ».
Le juge donne immédiatement à penser qu’il partage le point de vue gouvernemental. Prolonger cette interdiction le démange. Un obstacle se dresse devant lui. Ce Patrice, Pascal? Bérubé? Euh… Bergevin? Pascal Bergevin, voilà. Ce particulier connaît suffisamment son code civil pour rappeler au juge qu’en vertu de son article 510.2, la durée d’une injonction provisoire ne peut excéder dix jours qu’à la condition que toutes les parties l’acceptent. Or, lui, Pascal Bergeron, dûment cité dans les papiers de la Cour, ne consent pas à cette reconduite. Pas mal, pour un débutant. Il apprend vite lui aussi à tordre le droit pour arriver à ses fins. Pascal Euh… Bergeron, avant de sortir de son sac cette clause qui embarrasse le juge, s’est vu décrit pas lui, une fois, deux fois, dix fois, toutes les fois, tellement de fois qu’il a dû se sentir pris pour un idiot, ou harcelé par tant de répétitions…, qu’il n’intervenait pas à titre d’administrateur de l’entité Environnement Vert Plus également citée, mais strictement à titre « personnel ». C’est donc« personnellement » qu’il intervenait, si on avait besoin de le lui répéter, préférablement à chaque phrase. Pascal Euh… ne parle pas au nom de l’association mais, entendez-le bien, à titre personnel. P-e-r-s-o-n-n-e-l… Est-ce là une façon de le diminuer, de le mettre hors-jeu, de le museler? Il reste qu’à force d’insistance, Pascal Euh… Bergeron fait, lui, valoir qu’il connaît ses droits, qu’il ne consent pas à ce report de l’injonction, ce qui laisse le juge ba-ba. Le voilà pris d’un long vertige, ce qu’il dissimule mal, bien que cet état ne le rend pas méconnaissable par rapport à celui auquel on le reconnaît d’ordinaire. Le voilà KO debout, indiquant faussement solennel qu’il part réfléchir. Il lève la séance derechef. Il aura besoin d’une heure en délibéré pour s’en remettre.
Il lui faut une astuce pour réaliser sa visée, et devra pour ce faire se contredire. Comme le pouvoir judiciaire ne semble pas s’embarrasser de ses propres postulats, de son propre fonctionnement, de ses propres règles, de ses propres prémisses, pour tancer et tasser des militants qui l’encombrent, le voilà qu’il se dédie au vu de la logique élémentaire. Le pouvoir judiciaire, même inconséquent, même absurde, même tordu, reste un pouvoir. Et peut transformer de vulgaires torsions du sens en une raison judiciaire. Lorsque Monsieur le juge revient devant une salle se plaçant sous la contrainte des conventions en érection, Pascal Euh… Bergevin est mis hors jeu dans sa décision absolument péremptoire. Soudainement, il n’est plus personnellement ce Pascal qui donc?, il n’est plus une personne, il n’est plus personne en fait, car le juge faisant volte-face l’associe soudainement à l’association dont il est l’administrateur, laquelle ne peut pas s’objecter parce qu’elle est une entité sans avocat la représentant, et fait ainsi fi de sa représentation comme justiciable cité dans la procédure. Il sait qu’aller en appel durerait le temps de la reconduite de l’injonction, de toute façon.
Le tour de passe-passe n’échappe pas à la vingtaine de témoins dans la salle, ébahis de voir ce simulacre de justice se produire dans un État dit de droit et abondamment vanté à ce titre par ses représentants officiels. Les plus âgés quittent avec un sentiment de honte pour leur pays, les plus jeunes sont depuis longtemps ailleurs, déjà à penser la refonte d’un régime corrompu dont on n’attend plus rien.